Antoine Drouot, modèle de toutes les vertus

Il n’existait pas deux officiers dans le monde pareils à Murat pour la cavalerie et à Drouot pour l’artillerie.

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Napoléon Bonaparte, propos tenus en exil à Sainte-Hélène

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Le site napoleon.org, bien connu des passionnés d’histoire, est un merveilleux outil de travail mis à la disposition du public par la Fondation Napoléon. En conclusion de l’article consacré au général Drouot, on peut lire à son sujet : « Comme il est pénible de constater que le seul compagnon de l’Empereur, dont le témoignage mérite d’être cru sans réserve, ait été laissé de côté par les thuriféraires et les détracteurs. Il est en effet de mode dans notre société, où l’on brûle le lendemain ce que l’on a adoré la veille, que les visages de pusillanimes et d’opportunistes soient plus aisément retenus que ceux d’honnêtes gens, tant il est difficile d’admirer sans subir le complexe de la comparaison à son détriment » (https://www.napoleon.org/histoire-des-2-empires/articles/le-general-drouot-le-sage-de-la-grande-armee/). Il est intéressant de constater que tous ceux qui ont écrit sur le personnage en ont systématiquement tiré des maximes à la Plutarque. Drouot était de ces belles âmes dont l’exemplarité ornerait sans effort une version contemporaine des Vies parallèles. Offrons à la jeunesse, en guise de vade-mecum, le profil du plus grand moine-soldat que la France ait enfanté.

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Un soldat d’exception

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Antoine Drouot naît le 11 janvier 1774 dans la ville de Nancy. Troisième enfant d’une fratrie de douze, il fera montre toute sa vie d’une grande piété filiale et d’une infinie reconnaissance à l’égard de parents travailleurs, modestes, dévoués à l’éducation de leurs enfants. Aidant son père – artisan boulanger – autant qu’il le peut, le jeune Drouot s’accorde néanmoins quotidiennement quelques heures d’étude nocturne, à la « lueur du four ». Très tôt il s’était entiché des auteurs latins, et de Tite-Live notamment. Mais nous verrons que sa dilection pour les lettres ne l’empêchera pas de s’investir dans les sciences et techniques – preuve d’une curiosité complète et d’un esprit polyvalent, à l’antique. Pétri de traditions et de nobles sentiments, les circonstances font de Drouot, au plein sens du terme, un enfant de la Révolution. Il vient au monde quelques mois seulement avant la guerre des farines de 1775 (prélude à 1789), au sein d’une famille directement impliquée dans l’approvisionnement en pain, base de l’alimentation. Suite à un édit de Turgot, la libéralisation du commerce des grains est établie dans tout le royaume. Du fait de très mauvaises récoltes estivales et de l’agiotage que cette mesure induit en conséquence, elle ne tarde pas à être odieuse à la population. Marchands de grain, meuniers et maîtres boulangers sont peu à peu perçus comme des profiteurs sans scrupules. Et si Charles Drouot, le patriarche, ne subit pas vol et vindicte populaires, c’est parce que l’intelligence du cœur lui commande de maintenir accessible à toutes les bourses l’objet de son commerce. Cette empathie, ce scrupule des humbles, le jeune Antoine en héritera quelques années plus tard, et pour toujours.

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Au tout début des guerres de la Révolution, au mois d’avril 1792, Antoine Drouot termine ses études au Collège de Nancy. Il aura fait l’admiration de ses camarades comme de ses professeurs par son travail assidu, ses facultés intellectuelles et son humble disponibilité. Cet esprit précoce se passionne alors pour les mathématiques et les sciences physiques, si bien que l’année suivante, il est admis à l’École d’artillerie, puis incorpore le 1er régiment d’artillerie en garnison à Metz, au grade de second lieutenant, c’est-à-dire dans les mêmes conditions qu’un certain Napoléon Bonaparte huit ans plus tôt. Dès lors, Drouot va gravir les échelons de manière honorable : il est promu capitaine de troisième classe sous les ordres de Jourdan en 1796 (Sambre-et-Meuse), légionnaire dès 1804 (nous dirions aujourd’hui « chevalier » de la Légion d’honneur), lieutenant-colonel en 1807, directeur du parc de l’artillerie à pied de la Garde impériale en 1808, officier de la Légion d’honneur et colonel l’année suivante. Drouot est fait baron de l’Empire en 1810, commandant (devenu depuis « commandeur ») de la Légion d’honneur en 1812, comte de l’Empire ainsi que général de brigade en 1813, enfin grand officier de la Légion d’honneur en 1814. Par la suite, mis en retraite, il sera fait grand-croix de la Légion d’honneur en 1830, et pair de France par ordonnance royale en 1831 (dignité à laquelle il renonce).

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S’il n’a pas eu la carrière fulgurante d’un Ney ou d’un Murat, c’est parce que Drouot n’était pas seulement un soldat, mais qu’il était aussi un scientifique chevronné et que – contre toutes ses attentes, il faut bien le dire – l’armée a longtemps tiré davantage parti de ses talents d’administrateur que de tacticien. Il est écarté des champs de bataille du fait de ses qualités d’ingénieur. Dans son livret de notes et appréciations figurait la mention suivante : « a saisi tous les détails minutieux d’une manufacture, peu d’officiers en sont susceptibles ». Et alors qu’il est chargé de réorganiser la manufacture d’armes de Maubeuge, et qu’il apprend les victoires d’Iéna et d’Auerstaedt en octobre 1806, Drouot demande instamment son rappel auprès de la Grande Armée. Néanmoins, quelques jours plus tard, la réponse est sans appel : « tout en louant son zèle de servir à l’armée, il n’y a pas lieu de le retirer de son poste ». Jamais pour autant le soldat ne montrera des signes d’impatience ou de frustration. Il accomplira toujours son devoir du mieux qu’il pouvait, avec le sentiment d’œuvrer pour que les soldats de l’Empire puissent bénéficier du meilleur pour accomplir le meilleur. Il l’illustre alors ainsi : « je ne cache pas que, si l’on devait employer des fers de médiocre qualité, ou si d’autres causes s’opposaient à la bonne qualité des armes, j’abandonnerais le métier ».

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Drouot était un compagnon d’armes qui faisait l’unanimité autour de lui. Jourdan, Macdonald, Éblée, Lauriston, Lariboisière, et jusqu’à Napoléon lui-même dont il devient l’aide de camp en janvier 1813, tous ont loué sa vertu et ses talents militaires. Berthier le félicite, Moreau l’encense, Ségur lui rend hommage, l’Empereur lui décerne un surnom, le sage de la Grande Armée, et d’ajouter à son sujet : « plein de charité et de religion, sa probité et sa simplicité lui eussent fait honneur dans les plus beaux jours de la République romaine ». Plus tard, après la chute de l’Aigle, on lui proposera de devenir précepteur des princes, gage d’une admiration non feinte de la monarchie à l’égard d’un produit de la Révolution. Mais par fidélité à ses convictions et à Napoléon, auquel il estimait devoir tant, il déclinera tous les honneurs, renonçant tour à tour au commandement de l’École polytechnique, à la députation, à la dignité de pair de France. Au terme d’une carrière d’artilleur durant laquelle il aura brillé sur les champs de bataille de Wagram, de la Moskova, de Leipzig et Hanau, où il se sera illustré lors de la campagne de France (Saint-Dizier, Brienne, La Rothière, Champaubert, Montmirail, Château-Thierry, Vauchamps, Mormant, Craonne et Arcis-sur-Aube notamment, le tout en moins de deux mois), et où, à la tête de la Garde, il aura été du dernier carré de fidèles à Waterloo, le général Drouot n’aspire plus qu’à retrouver le calme d’une vie paisible dans sa ville natale.

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Un citoyen exemplaire

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C’est maintenant que s’explique la présence du général Antoine Drouot dans la belle galerie de grands esprits de ce numéro de la revue. Il faut ici rappeler ce que disait Pierre Hadot de la philosophie antique, à savoir qu’elle était un modus vivendi, la mise en conformité d’actes et de principes, l’amendement comme art de vivre. Sur l’infini chemin de la sagesse, le philosophe est celui qui a le souci esthétique et prophylactique de son âme, c’est un homme conséquent, exigeant, tempérant et probe : un homme qui n’a pas besoin du contrôle de ses semblables pour bien agir. Aux antipodes du pédant BCBG ayant son rond de serviette dans tous les grands médias. La posture n’est pas de mise. Les signes extérieurs de sagesse sont, chez les philosophes, spontanés, non étudiés. Mais si Socrate est souvent considéré comme le tout premier d’entre eux à proprement parler, ce n’est pas parce que ses prédécesseurs n’honoraient pas, eux aussi, le primat de l’être sur le paraître. Socrate fut en fait le premier dans la tradition grecque à mettre l’humain au centre de ses réflexions : l’humain et non l’individu, le citoyen, pas le consommateur. Nous allons voir à présent qu’en plus d’être un soldat (préalable à toute qualité de citoyen dans les temps anciens), qui plus est un soldat de grande valeur, Drouot, dans le même élan, prenait son rôle de citoyen très au sérieux.

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La chute du régime le plonge rapidement dans la trame des responsabilités. Exilé avec Napoléon sur l’île d’Elbe, Drouot déplorait face à lui son retour en France (la fameuse aventure des Cent-Jours) en ces termes : « vous suivre, c’est aller à la mort, mais je ne manquerai pas à votre appel ». Non qu’il ait été va-t-en-guerre – Drouot était au contraire soucieux de ramener l’impôt du sang écoulé à son minimum – mais il portait fidélité et reconnaissance comme secondes peaux. Mû dès son plus jeune âge par une piété profonde mais discrète, il se mettait en devoir de se soucier, plus que de lui-même, du sort de ses bienfaiteurs. Qu’il s’agisse de ses parents, d’officiers ayant su lui faire confiance ou, bien sûr, de l’Empereur lui-même, les témoignages extérieurs, unanimes, font état d’une fidélité sans faille de Drouot à leur égard. Et lorsqu’en juillet 1815 il apprend qu’il est mentionné dans l’ordonnance de proscription, il rentre à Paris pour se constituer prisonnier. Il se présente même à la prison de l’Abbaye, mais on refuse de l’y faire entrer. Il lui faudra avoir recours à trois courriers pour se voir mis aux arrêts, au moment même où le général La Bédoyère, dans la même situation que lui et incarcéré au même endroit, est, lui, exécuté en plaine de Grenelle après condamnation unanime…

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Le procès de Drouot est public, il dure huit mois. Dans son plaidoyer pro domo, il conclut : « Quel que soit le sort qui m’attend, j’emporterai la consolation d’avoir servi avec zèle et désintéressement, (…) et d’avoir toujours aimé ma patrie, pour laquelle je ferai des vœux jusqu’à mon dernier soupir ». La minute du procès laisse clairement apparaître que dans ces moments dramatiques, le général Drouot s’enquérait davantage, encore une fois, du devenir de la France que du sien propre. Défendu par maître Girod de l’Ain, il est acquitté le 6 avril 1816. À la mort de sa mère, en règle avec la justice et les autorités de son pays, Drouot ne déploie plus qu’une seule ambition, reflet de son dévouement : rejoindre Napoléon à Sainte-Hélène pour partager les affres de l’exil. Mais le voyage coût cher, si bien qu’il économise durant quatre années. Au mois de mai 1821, fin prêt, quatre jours après avoir reçu ses passeports, il apprend… la mort de l’Empereur ; il en reste troublé plusieurs jours. C’est pour lui un terrible échec, presque une faute. Napoléon lui lègue deux cent mille francs dont il ne recevra que soixante mille, du fait de la réduction des legs. Il fera don de la majeur partie de cette somme à la vile de Nancy, pour œuvres diverses : crèches, asiles, hospice Saint-Stanislas, hospice Saint-Julien, École normale de filles, etc.

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Outre ces services rendus, Drouot s’investit dans la science, toujours au profit de Nancy. Il est reçu à la Société royale des Arts, Sciences et Lettres de Nancy dès 1817, et trois ans plus tard, il entre en tant que membre actif à la Société centrale d’Agriculture de Nancy. Le général redevient alors savant, et plus exactement économiste lorsque, en écho à l’antique principe d’annone des Romains, il s’illustre par des propos résolument opposés aux idées de Turgot sur la libre circulation des grains : « la nécessité des magasins de réserve a été reconnue dans tous les temps ». Plus loin : « que le gouvernement n’abandonne à aucune société la mission que lui a confiée la Providence d’assurer la subsistance des citoyens, leur tranquillité et leur bonheur ». Dans les années qui vont suivre, malheureusement, la santé de Drouot va très lentement se dégrader. En 1833, il est atteint de cécité totale. Le sage de Nancy devient donc simple spectateur de la monarchie de Juillet quasiment d’un bout à l’heure, puisqu’il meurt le 24 mars 1847. Deux mois plus tard, son éloge funèbre est prononcé par Lacordaire dans la cathédrale de Nancy.

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Drouot, remède aux pénuries morales contemporaines

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Valeureux, engagé, dévoué, généreux, Drouot était à la fois Bayard, Cincinnatus et saint François d’Assise. À une époque comme la nôtre, de doutes, d’hypocrisies en tous genres, où tant de lâches côtoient tant d’égoïstes, où l’individu est roi, où le médiocre triomphe de toute élévation de l’âme, et où l’on nous somme de rougir du moindre attachement à une terre, cet homme méritait de sortir d’un quasi-anonymat aux yeux de nos concitoyens pour être montré en exemple. Les mots choisis par Jacques Juillet pour qualifier Drouot (cités en introduction de cet article) sont, à ce propos, les plus justes que j’aie pu lire.

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Drouot fut un personnage tout à fait singulier. Son enfance lui a permis de forger des principes auxquels il s’est toujours tenu. Parce que les gens simples ont la simplicité du cœur et font les choses sans en attendre de publicité, il serait resté dans l’ombre des géants s’il n’avait vécu à l’une des périodes les plus fécondes et mouvementées de l’histoire de France. Il fait partie des hommes à avoir su tirer profit du changement, mais sans jamais se perdre soi-même et en gardant toujours à l’esprit l’importance du foyer familial, de la chance des circonstances, de l’environnement professionnel et plus généralement d’autrui dans l’appréhension et la constitution de son être. Plus encore, les valeurs religieuses qui lui ont été dispensées semblent avoir fortifié en lui le sentiment de reconnaissance et la nécessité, pour le bien de son prochain, de le manifester. Drouot a toujours été humble, sachant trouver sa place sans se mettre en avant, et cette humilité n’est que le pendant de sa capacité à se montrer reconnaissant. Quiconque ne s’évalue à sa juste valeur qu’une fois établie la part que les autres ont pris à sa propre réussite.

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Comme beaucoup d’officiers à cette époque, le général Drouot s’est lancé dans l’écriture de ses mémoires. C’est malheureusement, en partie, la crainte de nuire involontairement à ses bienfaiteurs par quelque détail mal interprété a posteriori qui le pousse à détruire tous ses écrits, parmi lesquels, certainement, de belles leçons de vie. On aurait aimé pouvoir hériter de cet esprit complet – idéaliste de naissance et pragmatiste dans les interstices – de réflexions sur le bien commun, le sens du devoir et de l’honneur, sur le respect dû aux prédécesseurs ou l’importance et la place du fait religieux, mais aussi sur les horreurs de la guerre conjointes à la nécessité des métiers d’armes. Drouot aura su ordonner dans son esprit un écheveau de contradictions, de celles que l’époque actuelle préfère de loin escamoter par bêtise, lâcheté et paresse. Peut-on concilier l’amour de l’humanité indistincte et l’attachement à une patrie de prédilection ? Est-il possible de vivre dans l’exemple et l’amour du Christ et, dans le même temps, de faire feu sur des semblables enrôlés souvent de force dans un conflit dont ils ne sont, comme soi, que des pions ? Jusqu’où doit-on obéir à un supérieur que l’on admire lorsqu’on le sait lui-même devenu le jouet d’éléments qui nous submergent et nous entraînent ?

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En définitive, nous pourrions dire que Drouot a comme vécu ce qu’il aurait pu écrire. Au lieu de tendre une œuvre morale et politique à ses concitoyens, il a fait de sa vie son œuvre, nimbée d’une rare exemplarité. C’est pour cette raison qu’il m’a paru intéressant de le faire figurer dans un panel d’intellectuels (et il en fut) dignes de donner du grain à moudre à la nouvelle génération, aptes à leur mettre le pied à l’étrier. Sa piété fut constante, sa fidélité reconnue par tous, son patriotisme sans entrave. Son abnégation a fini par déborder le reste, à faire dire à Louis XVIII qu’il chercherait en vain dans tout le royaume un Drouot à son service. Aussi ne serait-il pas injuste d’ajouter que la plus belle gloire de Bonaparte, celle à laquelle jamais personne ne songe et qui contrebalance finalement toutes les erreurs qu’a pu commettre le grand homme d’État, c’est d’avoir gagné à vie l’affection du général Drouot, son respect, son dévouement, sa fidélité, sans avoir jamais obscurci sa probité. Drouot, l’homme d’une humanité rare, le sage de la Grande Armée.

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Fermez le ban.

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