Napoléon, les Juifs et les Arabes
Novembre 2023. Une réflexion me semble opportune. Elle concerne nos impasses sociales et notre impuissance politique actuelle. Le rapprochement pourra certes paraître impudent : entre l’attaque du Hamas le 7 octobre et la sortie du dernier film de Ridley Scott – Napoléon – sur nos écrans le 22 novembre, le tourbillon de l’actualité me laisse, plus encore que d’habitude, un goût amer. Non seulement nous, Français, ne sommes plus une nation, mais nous avons pris pour habitude de snober notre histoire, ce qui nous condamne à ne pouvoir en tirer aucune leçon. Il y a pourtant matière à comprendre nos erreurs commises et à tenter d’y remédier. Pour ce faire, je demande à tout lecteur un peu moins d’idéologie, et un peu plus de bon sens.
Les récents événements au Proche-Orient auront eu raison des derniers optimistes. Le doute n’est plus permis : le communautarisme est désormais la norme en France. D’un côté une communauté juive fatalement ébranlée par l’attaque terroriste en Israël, de l’autre une communauté musulmane qui ne cache pas, dans l’ensemble, son soutien inconditionnel à la cause palestinienne. Il n’est que de regarder les images de la marche contre l’antisémitisme organisée le 12 novembre dans les grandes villes de France : des foules pâlottes, très peu United Colors of Benetton à une époque où les quotas ethniques sont devenus la norme sur les écrans. Il faut être aveugle, ou un invétéré idéaliste pour nier que la « République », tant vantée par notre classe politique, n’est plus qu’un serpent de mer.
La haine entre Juifs et Arabes importée sur le territoire français n’est pas le fait de l’extrême droite ni de tout ce dont on nous a appris à nous méfier. Cette haine est au contraire le fruit de l’angélisme et des bons sentiments, d’une lâche et continuelle approbation de la politique israélienne, comme d’une politique migratoire totalement écervelée chez nous. L’hypocrisie médiatique est telle que plus on nous parle d’antisémitisme, moins on nous montre qui sont les antisémites. Or, dans leur immense majorité, ceux-ci sont de confession, ou du moins de culture musulmane. Une culture qui prime sur la culture d’accueil depuis les années 1980, parce que l’idéologie au pouvoir a fait de tout projet d’assimilation une violence à l’encontre des immigrés. Obsédés par le racisme, ces bons samaritains de la République ont détruit tout moyen de cohésion nationale. Tellement enclins à l’exotisme, ils ont ensemencé un racisme venu d’ailleurs, et continuent néanmoins de pavoiser.
Puisque les temps sont aux chiffres, qui permettent de donner à toute étude sociologique un vernis scientifique, rappelons rapidement ceux qui suivent. En termes démographiques, la France est le troisième pays juif du monde, derrière Israël et les États-Unis. On y dénombre grosso-modo 600 000 personnes d’origine et de culture israélite. De leur côté, les musulmans sont environ 6 000 000, sans compter, par définition, les étrangers en situation irrégulière dont la plupart sont musulmans. Pour donner un ordre d’idée, les trois pays européens à majorité musulmane, c’est-à-dire l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo, totalisent à eux trois 6 300 000 personnes de confession musulmane, guère plus qu’en France. Ceci fait de notre pays, et de loin, le premier pays musulman d’Europe. Toutes les conditions sont ainsi remplies pour que juifs et musulmans (essentiellement arabes), dépourvus en France de références communes, en viennent aux mains. C’est maintenant que l’histoire va nous être utile.
Du haut Moyen Âge à la Renaissance, les Juifs ont toujours vécu sur le sol français. Leur nombre prendra plus d’importance au moment de l’établissement de la communauté séfarade dans le Sud-Ouest, fuyant les excès de l’Inquisition espagnole au début du XVIe siècle. Au milieu du XVIIe siècle, les traités de Westphalie mettent fin à la guerre de Trente Ans. La majeure partie de l’Alsace échoit alors à la France. Outre-Rhin, les sujets de chaque État doivent adopter la religion de leur Prince, ayant toutefois la possibilité de quitter le pays en emportant leurs biens s’ils y sont opposés. C’est dans ces conditions, et par l’attrait d’une législation plus clémente à son égard, que va lentement s’établir dans l’est de la France la communauté ashkénaze. À ces deux flux migratoires viennent s’ajouter les Juifs de Paris et ceux des ghettos d’Avignon et du Comtat Venaissin sous domination papale jusqu’en 1791.
Ce sont ainsi quelques quarante mille Juifs qui peuplent le royaume de France à la veille de la Révolution. Comparativement, en pourcentage de la population, de nombre correspond aujourd’hui au nombre d’habitants d’une ville comme Roubaix au regard de l’ensemble de la population française. Sous l’égide de Malesherbes (1721-1794), les Juifs se verront accorder les mêmes droits patrimoniaux que tout autre Français, prémices d’une existence civile. Mais alors que les Séfarades, bénéficiant de lettres patentes, s’assimilaient graduellement au contact des autochtones en adoptant leur langue, parfois même leurs croyances, les Ashkénazes, plus rigoristes, revendiquaient quant à eux quelques particularismes, comme le yiddish. À l’époque, outre l’abbé Grégoire (1750-1831), le personnage à s’être le plus impliqué pour la cause des Juifs fut le député Clermont-Tonnerre (1757-1792). À l’intégration monolithique de la communauté juive dans la société française, ce dernier opposait explicitement le pragmatisme national : tout accorder aux Juifs en tant qu’individus, tout leur refuser en tant que « nation », entendons par là en tant que « communauté ». C’était là démolir pour mieux reconstruire. En 1791, les Juifs de France jouiront enfin de l’égalité de droits en prêtant le serment civique.
Cependant, les principes révolutionnaires, à eux seuls, n’ont pas eu raison de tous les obstacles à une assimilation pleine et entière. Le projet était voué à l’échec s’ils n’avaient pas pris conscience de la nécessité de sacrifier certaines de leurs pratiques (jugées occultes par l’ensemble des Français étrangers à leur religion) sur l’autel de la République naissante. Cette mise en condition, cet élan intellectuel qui a lentement fait son chemin dans les méandres de l’observance judaïque, est essentiellement due au philosophe allemand Moïse Mendelssohn (1729-1786), principal tenant de la Haskala (« éducation » en hébreu, pendant mosaïque des Lumières). En réhabilitant le profane et ses valeurs, en édulcorant la stricte soumission de ses coreligionnaires ashkénazes, Mendelssohn les préparait à pénétrer dans la sphère publique et à accepter les devoirs qui leur incomberaient en tant que futurs citoyens. La Révolution venait d’amorcer l’émancipation des Juifs, l’État centralisateur napoléonien allait ensuite œuvrer dans le sens d’une assimilation définitive.
Pour Bonaparte, les religions ne constituent qu’un outil d’ingénierie sociale. Ainsi se voyait-il aussi bien mahométan en débarquant à Aboukir que néo-zélote aux portes de Vilnius, « Jérusalem du Nord » selon ses propres mots. Témoin de l’esprit laïc qui se dégage d’un tel opportunisme : le tout nouveau « ministère des Cultes », fondé en 1804. Déjà, en 1800 semble-t-il, devant le Conseil d’État, il annonçait la couleur : « C’est en me faisant catholique que j’ai fini la guerre de Vendée, en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte, en me faisant ultramontain que j’ai gagné les esprits en Italie. Si je gouvernais le peuple juif, je rétablirais le temple de Salomon. »
Dans l’esprit du Concordat, l’Empereur s’est voulu le restaurateur d’une certaine hiérarchie dans le culte judaïque. Il souhaitait un clergé qui, reconnaissant de la légitimité concédée par l’État, se ferait le relais le plus fiable d’une différenciation catégorique entre le patriote et le fidèle. Après s’être assuré l’allégeance et la bonne volonté d’une assemblée de notables juifs représentative sur des sujets aussi divers que la polygamie, le mariage et le divorce, la défense ou la permission de certaines professions ou la nomination des rabbins, l’Empereur décida en 1806 la restauration sur le sol français du Grand Sanhédrin. Ce dernier faisait référence à l’ancien concile (autorité suprême en matière religieuse) qui siégeait dans le Temple de Jérusalem jusqu’à la destruction de celui-ci par les Romains en 70 après Jésus-Christ. Cet octroi assurait officiellement aux Juifs la reconnaissance de leurs racines, mais leur imposait en retour la même abnégation morale vis-à-vis du code civil que les catholiques et les protestants. Suite à cela, l’instauration des consistoires et la construction de synagogues se feront progressivement sur tout le territoire français.
Toutefois, de telles mesures demeuraient insupportables à ceux qui espéraient ouvertement le retour des Bourbon et celui du christianisme comme religion d’État. De Maistre, Bonald ou Chateaubriand parlaient d’Antéchrist et demandaient l’excommunication de Napoléon, le premier auprès du Tsar, les seconds dans le Mercure de France. Dans ces circonstances, soucieux de ménager à la fois le Tsar entre deux coalitions (traité de Tilsit en 1807) et les élus alsaciens se plaignant de l’usure des Juifs, au cœur d’une Europe qui demeurait profondément antisémite et réfractaire aux idées révolutionnaires, Napoléon décide d’un moratoire, une mise en sommeil du principe égalitaire pour les citoyens d’obédience israélite sur une période probatoire de dix ans en vue d’une assimilation intensive, donc coercitive. Les dispositions prises en 1808 furent les suivantes :
- annulation pour moitié des créances des Juifs ;
- interdiction faite aux nouveaux immigrants juifs de s’installer en Alsace et de pratiquer le commerce ;
- obligation pour eux, jusque-là non respectée, d’adopter un nom de famille ;
- impossibilité de se faire remplacer sous les drapeaux (si ce n’est par un autre Français juif).
Discriminatoires et même discrétionnaires, ces mesures avaient pour but d’estomper par la force l’exclusivisme économique qui, professionnellement, était imposé aux Juifs depuis des siècles, et de les contraindre à verser leur sang pour leur pays comme tout autre Français. La voilà, la fameuse discrimination positive ! Regnaud de Saint-Jean-d’Angély (1760-1819) et Bigot de Préameneu (1747-1825, co-rédacteur du Code civil) se chargèrent ensuite de mesurer l’effet de ces restrictions et de demander au fur et à mesure l’annulation du fameux décret. Dix ans plus tard (en 1817), les passions seront apaisées et Louis XVIII ne renouvellera pas ce décret.
De nos jours, des historiens débattent encore du bien-fondé de telles dispositions. L’assimilation des Juifs ne se serait-elle pas faite tôt ou tard sans cette action de Bonaparte, dont on a blâmé le « décret infâme » des décennies plus tard ? Dans un pays de trente millions d’âmes, à reconstruire socialement, en guerre permanente contre les monarchies voisines et où persistait – comme partout en Europe – un fort sentiment antisémite dans toutes les couches sociales, il aurait été de fait plus aisé de ne rien faire. La conjoncture aurait enjoint le gouvernement de ne créer aucune institution spécifique et d’abandonner à la vindicte quelques milliers de citoyens français, soit en proportion, rappelons-le, l’équivalent contemporain des habitants de Roubaix au regard de l’ensemble de la population française. Le libéralisme, toutefois, se plaît à croire que la fraternité advient spontanément, qu’il n’y a pas à forcer les êtres, que toute contrainte est odieuse et que les droits seuls suffisent à l’harmonie. Malheureusement, c’est se payer de mots.
Certains voudraient voir en nos banlieues une résurgence des juiveries du Moyen Âge. Le seul véritable point commun est le problème de la religion identifiante, encore que le judaïsme ne se soit jamais voulu prosélyte. Initié en 1999 par Jean-Pierre Chevènement, le Conseil Français du Culte Musulman a pour vocation de représenter les musulmans de France et de hiérarchiser leurs instances, à la manière du Grand Sanhédrin pour les Juifs. Le principe de laïcité n’interdit nullement la reconnaissance claire et objective d’un clergé, sa permanence en est même tributaire d’un certain point de vue. L’initiative, des plus louables, s’est heurtée malgré tout à divers écueils, et non des moindres. La vacance de l’autorité et de la rigueur politiques face à une religion de plus en plus ancrée sur le territoire ne peut astreindre ses fidèles à une introspection indispensable sur le plan des croyances et des pratiques. D’autant plus que les ferments de l’islam mêlent étroitement politique et religion. Le culte israélite a été quant à lui organisé sous une dictature, dans un cadre politique omnipotent qui a en outre pourvu financièrement à sa mise en branle, un siècle avant la fameuse loi de séparation des Églises et de l’État de 1905.
Après avoir été le principal vecteur des « Lumières juives », l’État français sera-t-il contraint de se faire le promoteur, si ce n’est l’acteur d’une « Haskala musulmane » ? Ne rêvons pas, il n’en a plus les moyens, il est trop tard. Non seulement la France ne dispose plus d’un « chef de l’État » à proprement parler, mais on n’assimile pas plusieurs millions de musulmans comme on assimile quelques milliers de Juifs. En outre, contrairement à la publicité qui nous est faite de nos lâchetés collectives, nous ne sommes plus en république. Il n’y a plus aucun esprit de corps, le service national a disparu et nous marchons sur des œufs dès que nous évoquons les mots « juif » ou « arabe ». La majorité des français, qui n’a jamais voulu du communautarisme, est aujourd’hui sommée de se taire, de subir la promiscuité sans broncher, et de compatir aux malheurs du Proche-Orient. À chacun d’en tirer les bonnes leçons.