Pensées pour nous-mêmes
Le texte ci-dessous constitue en quelque sorte le pitch élargi de la première moitié de mon ouvrage Le Miroir des peuples, remanié et réécrit en début d’année, dix ans après la première mouture. La seconde moitié de l’ouvrage, non évoquée ici, consiste en une réponse à cet état de fait.
En politique, il est une question essentielle à se poser. Cette question conditionne en effet non seulement tout ce qui a trait directement à la politique, mais également tout ce qui concerne la vie en société, dans la mesure où tout est lié à la politique, d’une manière ou d’une autre. Cette question est la suivante : qui possède la capacité de faire appliquer sa volonté ? En d’autres termes, le problème se résume à savoir qui dispose réellement du pouvoir de décider et d’agir en conséquence. Tout le reste ne vient qu’après.
Cette question n’a finalement jamais eu beaucoup de succès dans l’histoire, hors de quelques cercles de passionnés. Pour ce qui est de la France, la Révolution de 1789 semble pourtant avoir fait date précisément pour avoir permis de poser cette question et d’y répondre au bénéfice du plus grand nombre. On aime à croire qu’il y a un avant, et un après. C’est bien le cas. Avant, le peuple n’avait presque jamais son mot à dire ; après, il s’est peu à peu convaincu de détenir, si ce n’est un certain pouvoir effectif, du moins une souveraineté immuable.
À cet égard, le XIXe siècle aura été une terre fertile pour un tout nouveau régime, un régime inédit dans l’histoire, car né de la conjonction de plusieurs facteurs concomitants. Cette conjonction va lentement permettre de s’imposer à une nouvelle façon d’appréhender les rapports de force au sein de la société. D’une part la révolution bourgeoise de 1789 initie la mort prochaine de l’Ancien régime (la monarchie), d’autre part cette même bourgeoisie va être à l’avant-garde de la révolution industrielle au siècle suivant. En outre, la croissance démographique, aussi bien en Europe qu’en Amérique du Nord, va intervenir de manière incidente.
Au moment où le Roi quitte la scène, les protagonistes en lieu et place sont donc la bourgeoisie d’affaires, et le peuple en tant que masse, dans l’attente qu’il est de récolter enfin les fruits de révolutions (1789, mais aussi 1830, puis 1848) qu’il a portées à bout de bras. Sans le peuple en tant que masse, non seulement la révolution politique eût été impossible, mais la révolution industrielle eût été stérile. Peu à peu, face à la classe des promoteurs, celle des producteurs va s’émanciper dans la consommation. À quoi bon une révolution industrielle et les spéculations de rigueur si seul le bourgeois dispose des moyens de consommer ? Au tournant du XXe siècle, la croissance démographique explose, la croissance économique aussi. Dès lors, celle-ci deviendra l’obsession de tous les gouvernements.
Le pouvoir politique va alors s’incarner dans quelque chose de nouveau, quelque chose de génial, propre à l’Occident contemporain. Pour ce qui est de la France, après l’instauration du suffrage « universel » en 1848, après l’ultime parenthèse populiste durant le Second Empire, le régime qui s’instaure prend le nom de « république », au sens où il s’agit d’un régime parlementaire, que différentes tendances politiques s’opposent en assemblées, et que le peuple en tant que masse est invité à choisir ses représentants à échéance régulière. L’aspect génial de la chose est que les tenants du pouvoir politique ont très vite compris que le peuple, entré en scène en même temps que la puissance financière, ne voulait pas réellement du pouvoir. Ce qu’il désirait, c’était plus de libertés, d’égalité, de confort matériel, ce dont on ne saurait lui reprocher.
Un pacte tacite se met en place spontanément, selon la loi de l’offre et de la demande : aux uns le pouvoir politique, aux autres la garantie, par voie de suffrage, d’un niveau de confort croissant acquis de haute lutte. Durant les Trente Glorieuses, l’habitude va s’installer définitivement de parler de « démocratie » en réaction à l’émergence des totalitarismes et à leurs ravages. Pourtant, un siècle plus tôt, le mot n’était pas du tout en odeur de sainteté parmi les républicains ; il ne renvoyait qu’au régime populiste de l’Antiquité grecque. Désormais, on se réclame de la démocratie selon le précepte capitaliste de la division du travail : aux uns le pouvoir de décider, aux autres la jouissance de leurs droits et la capacité de consommer.
Après la reconstruction politique de la France par le général de Gaulle et sa tentative avortée d’imposer la culture du référendum, le monde bascule dans une crise de la consommation que l’on espère juguler dans une sorte de globalisation mondiale. Il s’agit de passer à l’étape suivante, de délaisser définitivement la politique pour le management, de diriger les pays comme on dirige une entreprise, d’œuvrer pour que s’établisse, non plus un régime politique mais un régime économique : le libéralisme global, rebaptisé « démocratie libérale ».
Cette façon de concevoir communément le partage, ou plutôt le non-partage du pouvoir, d’en faire à la fois une aubaine exportable pour les dirigeants et une évidence opportune pour les dirigés, se retrouve pleinement dans la théorie de la « fin de l’histoire ». Celle-ci, apparue dans les dernières années du XXe siècle, laisse entendre que l’humanité est parvenue, non pas à la fin de son histoire à proprement parler, mais à maturité politique, au sens où la « démocratie libérale » serait le meilleur régime possible (ce que, par définition, prétendaient déjà tous ceux qui l’ont précédé). Les tenants de cette théorie vont jusqu’à dire que la modernité occidentale a véritablement inventé la démocratie, non les Grecs, du fait que notre époque est bien plus soucieuse des droits des individus. Elle l’est d’ailleurs à un point tel qu’en regard, elle ne semble pas du tout soucieuse des lieux de pouvoir, ceux-là mêmes où l’on concède (ou non) lesdits droits.
La théorie de la fin de l’histoire est, chaque jour, récusée davantage par l’actualité. Il n’empêche que l’on consent à la faire vivre, ne serait-ce qu’en se persuadant que si la « démocratie libérale » se porte de plus en plus mal, ce n’est pas de son fait, de ses propres dysfonctionnements voire de ses vices, mais du fait de ses ennemis, à l’intérieur comme à l’extérieur, qui, par jalousie ou pure méchanceté, ne cessent de vouloir la détruire. La « fin » a ainsi de beaux jours devant elle.
Éric Guéguen, le 29 avril 2024